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George Orwell, socialiste, anarchiste et conservateur, trois visages pour une pensée politique

  • Photo du rédacteur: Christian De Moor
    Christian De Moor
  • 22 oct. 2021
  • 16 min de lecture

Pour illustrer un article de Jean-Patrick Géraud intitulé « George Orwell était anti- communiste mais n'oubliait pas la classe ouvrière », le site slate.fr a choisi un triptyque composé de trois portraits identiques de l'écrivain, deux en noir et blanc, conformes à l'original, encadrant un troisième colorisé en rouge. Ce triptyque peut être lu comme symbolisant les trois identités politiques que les biographes et commentateurs de l'auteur de 1984 lui attribuent. Orwell lui-même a consacré un essai « Why I write » à définir, non seulement le sens profond de l'art littéraire dans son ensemble, mais aussi son engagement personnel d'écrivain dont il considère que l'une des missions consiste à pousser le monde dans une certaine direction et à modifier l'idée que gens se font de la société à laquelle ils devraient aspirer (1). L'oeuvre d'Orwell est donc marquée par ses spéculations politiques et, comme l'analyse Jean-Patrick Géraud, cette oeuvre est loin d'être radicale dans ses choix. Si les qualificatifs d'anarchiste et de tory paraissent à eux seuls déjà paradoxaux pour ne pas dire incompatibles, l'ajout de la couleur socialiste ne fait qu'accentuer le trouble. Qu'est- ce qui dans sa vie explique ce parcours sinueux ? Ses différentes orientations politiques sont-elles le reflet d'une volatilité de sa pensée ou au contraire sont-elles des constituantes complémentaires d'une manière originale d'envisager l'organisation de la société ? L'orientation politique d'un individu doit-elle obligatoirement se cantonner à s'inscrire dans un seul courant, quitte à ce que l'individu change de conviction politique au fil de sa vie ? Ou bien est-il concevable que l'individu se définisse en permanence à la croisée de courants de pensée en apparence incohérents et si oui, quels sont les éléments producteurs de cette pensée polymorphe assumée ? Certaines pensées politiques intellectuellement séduisantes ou valorisantes en théorie, les utopies peuvent-elle supporter l'épreuve des faits ? Peut-on, de ce fait, imaginer que de nombreux individus se réclamant de l’anarchie tout en étant, au fond, incapables de faire ce bond dans l'inconnu pour atteindre cet idéal et qu'ils préfèrent se réfugier dans le confort du conservatisme ? Le socialisme que l'on qualifie, comme la plupart des courants de gauche, de progressiste, constituera-t-il finalement, une modalité d'incarnation d'un anarchisme conservateur ? En étudiant le cheminement politique d'Orwell, nous allons, dans un premier temps, chercher à déterminer ce qui relève d'un déterminisme familial et sociétal avant de rechercher les éléments constitutifs de son engagement socialiste puis son attachement à la fois à des valeurs anarchistes et conservatrices et son rejet des totalitarismes et du communisme. Dans un deuxième temps, nous verrons que cette incohérence ne s'avère en fait n'être qu'être un paradoxe et le reflet d'une recherche d'équilibre permanent. Nous aborderons la question du concept Orwellien de Common decency et chercherons à expliquer les tentations conservatrices des partisans d'une politique progressiste et les difficultés de mise en œuvre des idéaux anarchistes.

La vie d'Orwell a été largement disséquée, y compris par lui-même dans ses récits autobiographiques et un résumé biographique paraît donc inutile ici. De plus, les perceptions des étapes de cette construction varient d'un auteur à l'autre et qu'un travail comme celui-ci ne pourrait prétendre à trancher cette question. Il est en revanche du plus haut intérêt de chercher à comprendre si Orwell n'est pas l'incarnation dans un seul homme, d'une part des modalités de construction de l'identité individuelle des partisans de la pensée progressiste et d'autre part des hésitations et des atermoiements de la pensée progressiste dans son ensemble, oscillant entre rétropédalages et tentations totalitaristes. Plus généralement, l'étude de la vie d'Orwell permet d'interroger la part d'inné, relevant du milieu d'origine et celle des acquis, liée aux lectures, aux rencontres et aux événements historiques. Ainsi, on peut dessiner la trajectoire sinusoïdale de l'individu entre ses différentes influences.

Orwell est issu d'une famille de la bourgeoisie anglaise désargentée, vivant dans la nostalgie d'ancêtres fortunés qu'il identifie comme une «noblesse sans terre». Les prétentions sociales de cette classe sont incompatibles avec ses revenus sauf à choisir la voie de l'exil colonial qui permet de vivre dans le confort quotidien de la classe supérieure comme l'ont fait ses parents. Non contente de regarder avec envie, vers le haut, la noblesse fortunée, la classe moyenne inférieure jette également un regard condescendant sur le petit peuple, affublé de tous les défauts et de toutes les turpitudes. Comme il l'indique dans « The road to Wigan pier » : « De très bonne heure vous aviez, solidement installée dans un coin de votre esprit, l’idée que le corps d’un ouvrier avait quelque chose de subtilement répugnant, et qu’il valait mieux ne pas trop s’en approcher quand on pouvait s’en dispenser. » (2).

Cette origine sociale aurait pu l'orienter vers dans un déterminisme de classe. Et même si Orwell était quelquefois en décalage avec son environnement, il s'inscrit dans la tradition, comme en témoignent son parcours scolaire qui le fait passer par le très institutionnel collège d'Eton et son premier choix professionnel qui l'envoie en Birmanie dans la police impériale indienne. Mais c'est au cours de cette expérience coloniale qu'il prend conscience de la brutalité de la politique impérialiste et de la nécessité d'inverser les modalités de fonctionnement de la société. A aucun moment, cependant, il ne coupera complètement avec son milieu, allant même jusqu'à prendre George Orwell comme nom de plume, au lieu de son véritable nom d'Eric Blair, en grande partie pour ne pas mettre dans l'embarras sa famille par l'effet de ses écrits transgressifs. Il vantera aussi les besoins d'une dose de conservatisme qui permet, non seulement de tenir compte des éventuelles erreurs du passé pour ne pas les reproduire, mais également de ne pas détruire ce que l'existant a de socialement satisfaisant. Eric Blair a connu tous les grands bouleversements du début du XXème siècle entre conflits mondiaux, guerre civiles et révolutions communistes. Ces différents événements, aux immenses conséquences sociétales et géopolitiques, impactent sa perception de la politique. Doté d'une incapacité viscérale à observer les choses en simple spectateur, mais aussi peut-être mu comme le soutiennent certains par une volonté consciente ou inconsciente d'expier les fautes de sa classe, il ne se contente pas de spéculations intellectuelles pour forger sa compréhension du monde. Hormis son séjour en Birmanie de 1922 à 1927, on peut affirmer que toutes ses expériences ultérieures ont eu pour objet, soit d'expérimenter par lui-même et de manière totalement volontaire, la vie des classes les plus modestes comme lors de son errance entre Londres et Paris de 1928 à 1931, soit de faire une étude approfondie de la condition de vie des mineurs à leur contact à Wigan en 1936, soit de défendre une vision de la société comme lors de sa participation à la Guerre d'Espagne en 1937. Orwell voit cette mise en cohérence entre la pensée et les actes comme vitale et il va jusqu'à exiger de ses interlocuteurs l'engagement de vivre selon leurs principes (3).

Ces années-là, la société anglaise est encore une société de castes aux cloisons étanches. Orwell, tout en cultivant des traits inhérents à ses origines, cherche à s'immerger dans la classe ouvrière : il s'habille comme eux, se promène avec un mégot au coin des lèvres, imite le parler cockney. Il se fond dans le décor. Cependant, dans ses œuvres autobiographiques comme à travers ses personnages de fiction, il donne souvent l'impression d'être un ethnologue ou un anthropologue du XIXème siècle, observant à travers son monocle un peuple exotique aux mœurs étranges et cherchant à réduire les individus à des archétypes caricaturaux. Selon Simon Leys, la conversion au socialisme d'Orwell serait plutôt brutale et relativement tardive (4), datant de son séjour à Wigan soit à l'âge de 33 ans (5). Elle est nourrie par l'espoir d'une révolution populaire en Angleterre. A partir de 1942, il cesse de croire à cette voie insurrectionnelle pour conserver l'espoir d'un changement moins immédiat, mais profond, de la société britannique en direction d'un socialisme radicalement égalitaire (6). Selon Newsinger, cette conversion serait moins radicale et se serait façonnée dans les années 1940 au contact d'intellectuels d’extrême gauche américains (7). Jean-Jacques Rosat, de son côté, affirme qu'Orwell a appartenu à la gauche socialiste révolutionnaire dissidente anti-stalinienne, radicale et égalitaire, à partir de son retour d’Espagne en 1937 et jusqu’à sa mort en janvier 1950(8) .

Il est admis de manière générale que le socialisme prôné par Orwell qui rejetait toute attirance pour les idéologies et leurs porteurs, est pragmatique, profondément égalitariste et humaniste comme nous le suggère Simon Leys quand il écrit que « Pour Orwell, le socialisme aura constitué la solution définitive d'un problème très personnel : comment communier avec les opprimés. » (9) . On peut comprendre que l'idéal socialiste d'égalité non oppressif était tout à fait en phase avec ce qu'Orwell attendait du résultat de la Common decency : une voie du milieu entre le libéralisme capitaliste et le totalitarisme marxiste ou national-socialiste. L'association de ces deux qualificatifs paraît à priori totalement dénuée de sens et complètement antinomique. Orwell attribue ce qualificatif à Jonathan Swift, mais l'adopte également pour lui- même comme le confirment notamment les études de Bernard Crick (10). Ce qui peut sembler n'être qu'une boutade un peu provocatrice et qui a justifié de nombreuses analyses sans qu'il n'en découle finalement guère d'explication satisfaisante, n'est pas aussi incohérent qu'on le pense si l'on prend le temps de considérer à la fois l'anarchisme et le conservatisme au sens où Orwell entend ces termes. L'anarchisme, dans ce contexte, se définit comme une société se développant sur un principe d'auto- régulation au sein de laquelle toutes les individualités peuvent s'épanouir dans le respect de la liberté de chacun, en l'absence de toute coercition. Le conservatisme se définit en tant que préservation de l'ensemble des traditions qui ne seraient pas contraires aux objectifs ultimes d'une révolution prolétarienne. Chez Orwell, ce conservatisme va de la culture des traditions religieuses anglicanes, tout athée qu'il est par ailleurs, jusqu'à l'entretien de l'amour de la patrie, au sens d'une notion diamétralement opposée à celle d'Etat. Cette définition de la patrie se retrouve chez Mikhaïl Bakounine dans sa « Circulaire à mes amis d'Italie » en 1871 : « L’État n’est pas la Patrie […] Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n’est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l’amour de l’État, n’est pas l’expression juste de ce fait, mais une expression dénaturée au moyen d’une abstraction mensongère, et toujours au profit d’une minorité exploitante » (11).

Définies de cette manière, ces deux conceptions peuvent donc trouver à s'accorder et répondre à l'exigence d'Orwell d'un front commun des classes distinctes sans que les individus qui les composent soient sommés d’abandonner du même coup ce qui fait leur originalité (12). Il en appelle à la modération et à la patience, qui sont les conditions incontournables de l'émergence de la Common decency : « Et surtout, assez de ces efforts de vicaire musclé pour briser la barrière des classes. Si vous êtes bourgeois, ne soyez pas trop pressé de sauter au cou de vos frères prolétaires pour les serrer contre votre cœur. Ils pourraient n’en être pas autrement enthousiasmés, et dans ce cas vous pourriez bien vous apercevoir que vos préjugés de classe ne sont pas aussi morts que vous vous plaisiez à l’imaginer. Et si vous appartenez au prolétariat, que ce soit par vos origines ou par grâce divine, évitez de ricaner mécaniquement dès que l’on invoque devant vous la bonne vieille cravate de l’école. Car elle dissimule des vertus qui peuvent vous être utiles si vous savez les exploiter » (13)


Si l'on considère que le confort matériel est un des substrats de la tentation conservatrice, le besoin de pouvoir ou la volonté d'imposer par la force un système ne trouve pas sa place dans une démarche démocratique et risque d'aboutir, de son côté, à l'installation d'un régime dictatorial. Son engagement militaire au sein du Parti Ouvrier et ses contacts avec les anarchistes en Espagne confronte également Orwell au totalitarisme des marxistes. En lutte contre les troupes fascistes, il est victime de la police politique communiste qui l'accuse d'être trotskyste et, d'être un collaborateur des forces fascistes. L'écrivain affirme très clairement dans « Why I write », que la Guerre d'Espagne et les autres événements de 1936-1937 ont constitué un tournant dans sa vie qui l'a clairement positionné politiquement et qu'à partir de 1936, tout son travail « sérieux » (sic) a été écrit directement ou indirectement en réaction contre le totalitarisme et en faveur du socialisme démocratique. Il prend soin de préciser qu'il s'agit d'un socialisme démocratique tel que lui le comprend et on peut aisément imaginer que cette précaution vise à éviter que sa pensée ne soit récupérée par une quelconque dérive idéologique (14).

On pense souvent que l'oeuvre d'Orwell vise principalement à dénoncer les dangers du totalitarisme dans la mesure où l'on ne retient de cette œuvre que les seuls 1984 et La Ferme des Animaux, au détriment de tous ses autres écrits qui sont plus explicites de l'ensemble de sa pensée. Toujours est- il que cette dimension anti-communiste et anti-totalitariste, va marquer profondément Orwell et le protéger de toute dérive idéologique. Il semble, à la lecture « d'Hommage à la Catalogne », que même l'expérience anarchiste dans laquelle il baigne à son arrivée à Barcelone et qui, pourtant, devait constituer l'amorce de la réalisation d'une forme de société à laquelle il aspirait, le laisse quelque peu perplexe. On peut légitimement se demander si l'interdiction d'utiliser certains mots dans ce modèle éphémère de société anarchiste ne préfigure pas l'idée de la Novlangue (tout comme l'image des véhicules repeints aux couleurs anarchistes pourrait préfigurer l'univers uniformisé de 1984). Dans un entretien Frédéric Regard, propose l'idée que O'Brien, le bourreau de Smith dans 1984 pourrait être une incarnation de la tentation totalitariste de Orwell (15), proposition que l'on peut accepter à condition de voir dans ce personnage plutôt une dimension cathartique que simplement l'affichage camouflé d'une tentation.

Orwell a, comme l'indique Jean-Jacques Rosat, cette capacité à être à la fois anti-impérialiste mais à rester un patriote britannique et à être anti-fasciste mais à ne jamais être communiste ou Staliniste, une capacité à être de gauche tout en résistant à toutes les tendances autoritaires qui peuvent exister à gauche (16), la force d'Orwell étant qu'il n'a paradoxalement pas de théorie pas d'-ismes. (note émission France Culture (17). Ce multi-étiquetage politique peut être analysé comme le reflet de l'intuition d'Orwell quant aux limites de toute posture idéologique que ce soit celles qu'il combat ou, au contraire, celles qu'il défend. Orwell ne tient pas compte des opinons politiques dans le choix de ses relations amicales. Il côtoie aussi bien des travaillistes avec lesquels il a collaboré au Tribune, que des conservateurs comme l'aristocrate David Astor, le patron de l'Observer (de tendance sociale-démocrate) ou encore des anarchistes pacifistes (18). Ces relations trans-partisanes, chez un individu enclin aux joutes verbales, ont immanquablement enrichi sa réflexion et contribué à construire chez lui cette pensée équilibrée entre conscience de la nécessité de cheminer vers une société plus égalitaire tout en tenant compte des difficultés voire l'impossibilité d'aboutir à celle-ci en empruntant une voie violente ou idéologique.

La Common decency prônée par Orwell peut se comparer à une sorte de pilote automatique qui permet à la société de retrouver son cap à travers les turbulences de l'Histoire, en s'appuyant sur une certaine volatilité politique comme condition d'équilibre et de progrès sur le long terme. En analysant l'histoire récente des grandes démocraties contemporaines, on constate qu'elles connaissent régulièrement des alternances politiques, voir des cohabitations entre chefs d'Etats et chambres représentatives au rythme de leur calendrier électoral. La Common decency peut en dernière analyse être interprétée comme une des caractéristiques fondatrices de ces démocraties modernes qui permettent d'assurer une voie médiane garante de progrès. L'idéologie politique conçoit un système, mais fait abstraction du facteur humain et c'est en cela qu'elle aboutit régulièrement à une impasse. La Common decency ambitionne de remettre l'humain au cœur de la construction de la société. Orwell est considéré comme un écrivain politique majeur alors que paradoxalement il ne s'est jamais attelé à la conception de la moindre théorie politique. Il s'est contenté, même si c'est là un euphémisme, d'attirer l'attention par ses essais et ses romans dystopiques sur les conditions de vie de ses contemporains, les déséquilibres des systèmes existants et sur les dérives avérées ou prévisibles des totalitarismes mais n'a pas proposé de véritable alternative construite aux systèmes qu'il critique. Être dans le souci constant de l'observation des faits et pas dans la conception de systèmes lui vaut d'ailleurs d'être taxé, avec une connotation péjorative, d'empiriste par beaucoup de philosophes français (19). Sa seule proposition innovante est de faire confiance à la Common decency pour aboutir à une société équilibrée. Il y a un contraste étonnant chez lui entre la haine viscérale qu'il peut éprouver à l'égard de tout processus de domination (donc du risque de l'apparition de ce processus), et cette confiance teintée de naïveté qu'il place dans l'Homme en se fiant à un équilibre entre l'intuitif et le raisonné et plus largement à une sorte de potentiel naturel d'une société humaine à s'auto-réguler.

Les sociétés humaines finissent toujours par se retrouver dans une voie du milieu, un rivage rassurant où les peuples viennent régulièrement et inévitablement jeter l'ancre pendant un certain temps après s'être égarés dans des voies trop orientées à droite ou à gauche, qui ne satisfaisaient pas les aspirations de la majorité des citoyens. L'équilibre n'est pas un état qui peut se décréter à priori, l'équilibre n'est que le résultat d'une recherche permanente, la plupart du temps instable et précaire. Le centrisme neutre, ni de droite ni de gauche, en tant que système ou pensée politique n'a jamais connu de succès pérenne. Comme le pôle de la boussole, la Common decency doit guider les sociétés humaines vers la direction à suivre mais, en l'absence d'une ligne droite exempte d'obstacles, il faut en permanence réajuster son cap en fonction de la trajectoire des routes.

Si le conservatisme se caractérise chez Orwell par l'idée de ne pas faire table rase du passé, il constitue de manière plus générale, un refus de perdre ses privilèges. C'est peut-être là qu'il faut chercher l'explication de son idée récurrente selon laquelle la solution viendra du prolétariat : ce ne sont pas les penseurs ou les politiques qui vont permettre l'accomplissement de la révolution socialiste qu'il appelle de ses voeux les plus chers en Angleterre, mais les individus issus des couches défavorisées. Un progressiste issu d'un milieu social privilégié a beau trouver séduisant intellectuellement l'idée d'une juste répartition des richesses, il sera probablement rattrapé au moment de passer à l'acte par l'idée qu'il a finalement plus à perdre qu'à gagner dans une telle révolution qui peut déstabiliser la société et lui faire perdre son confort personnel ainsi que celui de son entourage. Winston Smith dans « 1984 » ne cède-t-il pas lui-même à cette tentation de renoncer à son idéal de liberté et de révolution populaire pour le sacrifier à un confort bourgeois moyennant une complicité coupable avec le système ? La question de savoir jusqu'à quel point un peuple peut être poussé au désespoir avant de se révolter contre le système établi est l'inconnue dans cette confiance que Orwell place dans le prolétariat comme il l'illustre par cette pensée de Winston Smith dans « 1984 » : « Mais s'il y avait un espoir, il se trouvait chez les prolétaires. Il fallait s'accrocher à cela. » (20). Orwell montre qu'il est parfaitement lucide quant à cette tentation du conservatisme au sein de la gauche quand il affirme que « tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction » (21).

A la fin du « Quai de Wigan », Orwell se fait le chantre de la recherche d'un équilibre à trouver sans urgence et de manière partagée entre bourgeois et prolétaires en conseillant de dépasser le discours sur le particularisme des classes et en faisant appel à une fraternité entre elles. Cette fraternité est très éloignée de la lutte que propose le modèle marxiste qui manifestement ne constitue pas pour lui une voie d'installation pour un socialisme éclairé. Cela ne l'empêche pas de brandir le risque de l'apparition d'un fascisme à l'anglaise, faute d'installation de ce socialisme éclairé, et d'affirmer que l'affrontement physique pourra de toutes façons s'imposer comme incontournable pour réduire les résistances des institutions (22). Il est donc bien conscient également qu'une certaine forme de conservatisme réactionnaire constitue un barrage à l'évolution de la société.

La mise en commun des moyens de production et l'équitable répartition des produits du travail et des placements financiers ne résistent pas à la volonté de certains citoyens de posséder plus de richesses ou plus de pouvoir que les autres ainsi qu'au détournement ou appropriation des richesses par une minorité. Or, cette accumulation de richesse ou de pouvoir ne peut se faire sans qu'elle n'ait pour corolaire l'aliénation d'une partie de la société, aliénation totalement incompatible avec les valeurs fondamentales de l'anarchie. L'anarchisme est une utopie, donc une forme d'idéal inaccessible, dont on ne risque rien à se réclamer dans la mesure où l'on a finalement très peu de chance d'être confronté à sa réalité. L'anarchiste tory peut s'analyser comme quelqu'un qui rêve de l'anarchisme en tant qu'idéal de société mais qui prend acte du fait que cet idéal demeurera inaccessible et qui l'enveloppe dans le confort du conservatisme.


Du point de vue du discours politique, on peut penser qu'Orwell pose plus de questions qu'il n'apporte de solutions dans la mesure où il ne propose ni orientation politique tranchée, hormis la lutte contre les totalitarismes, ni système politique alternatif à part quelques propositions aussi techniques que secondaires. Mais là n'était peut-être pas la mission qu'il s'était lui-même confiée. Il se décrivait lui-même comme un écrivain politique et en aucun cas comme un théoricien politique. A cet égard, l'apport principal d'Orwell est sa capacité à illustrer par la fiction, les dérives des régimes totalitaires et à proposer le temps long et la prise en compte des particularités de chaque classe sociale comme conditions incontournables à l'avènement d'une société nouvelle. L'apparente antinomie des constituantes de son identité politique est le reflet de son parcours de vie enrichi d'une réflexion sur le bon sens individuel mais aussi le bon sens de la société qu'il a formalisé dans le concept de Common decency. George Orwell est indéniablement un écrivain de gauche, même si son côté conservateur et anti- communiste ont pu faire l'objet de tentations de récupération par la droite conservatrice. On peut le considérer comme une incarnation de la complexité de la construction et de l'ébullition perpétuelle de la pensée de gauche, une sorte d'hydre qui ne se contenterait pas d'être polycéphale, mais dont chaque tête donnerait elle-même naissance à de nouvelles têtes qui se combattraient entre elles. La difficulté à conserver un équilibre toujours précaire entre conservatisme et progressisme est l'une des explications aux subdivisions que les partis de gauche subissent régulièrement. D'un point de vue plus récent, on peut également analyser le phénomène du bourgeois bohème comme une vision anarcho-conservatrice du monde, ce qui vaut aux individus appartenant à cette sphère socio-culturelle d'être à la fois enviés pour leur vision positive de l'existence, mais également raillés pour leur inconséquence. S'il est courant d'invoquer son oeuvre au moindre signe de dérive autoritaire d'un gouvernement, la pensée d'Orwell se trouve être bien plus d'actualité et son invocation plus pertinente dans l'analyse de la conduite de l'électeur d'aujourd'hui. Cette pensée préfigure, en effet, l'électeur type de notre époque qui dépasse les clivages politiques traditionnels et le vote de classe, et qui, d'une élection à l'autre, vote tantôt à droite et tantôt à gauche en fonction des inflexions de la société contemporaine et de ses propres intérêts. De ce fait, on peut considérer l'alternance politique comme l'incarnation de la Common decency sur le temps moyen que constitue une législature au profit du rééquilibrage sur le temps long qui est celui de l'évolution de la société.


© Christian De Moor - Janvier 2021


Crédit illustration : George Orwell, 1943. | Via Wikimedia commons, montage Slate.fr.


(1) Orwell, Georges, Why I write, 1947 – Consultable sur http://www.telelib.com/authors/O/OrwellGeorge/essay/whyiwrite.html – Consulté le 18.11.2020

(2) Orwell, George, Le Quai de Wigan, Editions Ivréa - Champs Libre, Paris 1982, p.82

(3) Crick, Bernard, George Orwell, Une vie, Editions du Seuil, Paris, 1984, p.9

(4) Leys, Simon, Orwell ou l'horreur de la politique, Flammarion, Paris, 2014, p.22

(5) Ibid. p.43

(6) Rosat, Jean-Jacques, Chroniques Orwelliennes, Paris, La Philosophie de la connaissance, Collège de France, 2013, consultable en ligne sur https://books.openedition.org/cdf/2067, chronique 3, paragraphe 5 – Consulté le 23.10.2020

(7) Ibid, chronique 3, paragraphe 6 – Consulté le 23.10.2020

(8) Rosat, Jean-Jacques, Chroniques Orwelliennes, Paris, La Philosophie de la connaissance, Collège de France, 2013, consultable en ligne sur https://books.openedition.org/cdf/2076?lang=fr, Avant-propos – Consulté le 23.10.2020

(9) Leys, op.cit. p.56

(10) Crick, op.cit. p.153

(11) Bakounine, Mikhaïl, Œuvres - Tome VI – Circulaire à mes amis d'Italie, 1871, consultable en ligne sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Bakounine/Œuvres/TomeVI71

(12) Orwell, George, Le Quai de Wigan, op.cit. p.144

(13) Ibid. p.148

(14) Orwell, Georges, Why I write, 1947 – op.cit. - Consulté le 18.11.2020

(15) George Orwell (1903-1950) – Une vie, une œuvre [1997] disponible sur youtube : https://youtu.be/yTWzTlyLnIE

– 34'45" – Consulté le 30.11.2020

(16) George Orwell au présent, France Culture, L'Invité des Matins de Guillaume Erner - émission du 4 octobre 2019 – disponible sur youtube : https://youtu.be/PKmAlwNN3JM – 27'15" – Consulté le 30.11.2020

(17) Ibid. 25'42"

(18) Ibid. 37'28"

(19) Ibid. 25'50"

(20 Orwell, George, 1984, Folio – Gallimard, Paris, 1990, p.126

(21) Leys, op.cit. p.42

(22) Orwell, George, Le Quai de Wigan, op.cit. p.146



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