Les différentes manières de se référer aux Lumières en 2020
- Christian De Moor
- 26 oct. 2021
- 21 min de lecture
L'année 2020 restera en France et dans le reste du monde, une année très particulière, marquée par la crise sanitaire mondiale de la Covid-19, l'assassinat d'un professeur d'Histoire coupable d'avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves et des élections présidentielles américaines sur fond de théorie du complot QAnon. Ces événements, qui ont largement occulté le reste de l'actualité, ont donné lieu à l'invocation ou à l'évocation de la pensée des Lumières. Pour être les plus médiatisés, ils ne sont, pour autant, pas les seuls à avoir fait l'objet d'une analyse au filtre de cette pensée. Le début de la nécessaire reconstruction de la gauche française en vue des prochaines échéances électorales en est un exemple. La quasi intégralité des thématiques chères aux Lumières a été mise sous le feu des projecteurs dans le cadre de ces différents événements, débats ou publications. Ces thématiques sont essentiellement la lutte contre la censure, le développement de la connaissance et de l'esprit critique chez l'individu, la question de la laïcité et le combat contre l'obscurantisme religieux, celle de la liberté d'expression, celle de l'importance du raisonnement et du progrès scientifique, la question des modalités d'exercice du pouvoir ou encore l'ouverture à l'altérité culturelle. Cette référence aux Lumières s'observe sous forme d'invocation, une invocation qui va jusqu'au fait de brandir leurs valeurs comme un étendard absolu et incontestable de la lutte du bien contre le mal. La pensée des Lumières peut servir de justification. Elle peut faire l'objet de rejet, voir de mise en accusation ou du moins être visée par une critique objective et raisonnée dans le cadre d'un droit d'inventaire. Leur pensée peut être manipulée, détournée ou faire l'objet de tentatives d'appropriation par des individus ou des groupes qui revendiquent l'exclusivité de cet héritage. Au contraire, d'autres peuvent être accusés de trahir cet héritage. La pensée des Lumières peut également être sujet à des propositions pour la faire évoluer vers une vision actualisée. Notre travail sur les différentes façons de se référer aux Lumières en 2020 va s'articuler autour de l'examen des manières dont les différents acteurs s'approprient le sujet sur la base d’articles de presse et de débats récents, en France et/ou à l’étranger. D'un point de vue méthodologique, nous avons considéré que les discours politiques et leur compte-rendu par les sites gouvernementaux entraient dans la définition des articles de presse et des débats. Il nous a paru important de consacrer un paragraphe à toutes les références identifiées tout en ne réservant pas la même importance quantitative à leur traitement, d'où une longueur variable des paragraphes.
1. L'invocation des Lumières
La référence aux Lumières est clairement revenue sur le devant de la scène, en France, à l'occasion de l'assassinat de Samuel Paty par Abdoullakh Anzorov, un jeune terroriste islamiste russe d'origine Tchétchène le 16 octobre 2020 à Conflans-Saint-Honorine. La totalité de la problématique que cet acte sous-tend est contenue dans l'ultime message posté sur Twitter par le terroriste : « De Abdullah, le serviteur d’Allah, à Marcon (sic), le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment... » (1). Par ce message, Abdoullakh Anzorov se pose en acteur d'un conflit de civilisations. La lutte entre le bien, que lui pense représenter, et le mal représenté aussi bien par ceux qui ont dessiné les caricatures de Mahomet que par ceux qui les ont montrées en exemple. Un hommage solennel est rendu à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne. Le lieu est choisi, selon l'Elysée, parce qu'il constitue un monument symbolique de l’esprit des Lumières et du rayonnement culturel, littéraire et éducatif de la France (2). Emmanuel Macron invoque expressément les Lumières, à cette occasion, pour affirmer qu'il n'y aura pas de renonciation de la France à la liberté d'expression et aux caricatures. Il indique, sans les citer, que d'autres y ont renoncé mais que «Nous continuerons [ ] ce combat pour la liberté et pour la raison dont vous êtes désormais le visage, parce que nous vous le devons, parce que nous nous le devons, parce qu’en France, professeur, les Lumières ne s’éteignent jamais. » (3). Pendant que le chef de l'Etat prononce son éloge funèbre dans la cour, « les anonymes célèbrent la France des Lumières devant la Sorbonne » titre France 3 (4). Il n'était probablement nul besoin du discours présidentiel pour que le peuple invoque l'héritage des Lumières. A la suite des attentats de 2015, les ventes du « Traité sur la tolérance » de Voltaire ont grimpées en flèche et les portraits de Voltaire ont été placardés sur le trajet de la manifestation du 11 janvier à Paris (5).
2. La critique des Lumières
Les critiques adressées aux lumières sont nombreuses selon Marc Weitzmann qui nous affirme qu'elles émanent aussi bien des tenants des études postcoloniales qui y voient le soft power du capitalisme et de l'impérialisme que des islamistes pour qui les Lumières sont les destructeurs de la foi ou des anti-modernes contemporains comme Michel Houellebecq qui considère la Renaissance et les Lumières comme autant de "catastrophes civilisationnelles." (6)Pour un peuple habitué à valoriser sa liberté d'expression quasiment au même niveau que son droit à la vie, le discours d'Emmanuel Macron est celui qui est attendu par la majorité de ses concitoyens. Il est tellement évident que critiquer les caricatures de Mahomet ou de n'importe quel symbole religieux, incarné ou non, revient à exiger l'existence d'un délit de blasphème que la majorité ou du moins une élite intellectuelle ne prend même pas la peine d'envisager la souffrance que ces caricatures peuvent causer. A l'occasion d'une tribune dans Le Monde, le philosophe et universitaire Jacob Rogozinski, fils de juifs polonais rescapés de la Shoah réfugiés en France, propose de rechercher des modes de coexistence religieux « plus ouverts et plus apaisés ». Mais il déclare qu'une fois le constat fait que nous avons raison de ne pas céder, quand il faudrait chercher à découvrir ce qui suscite tant de rage, nous sommes incapables de faire cette démarche. Il affirme que nous n’arrivons pas à concevoir que l’exercice de notre liberté d’expression puisse être perçu comme une offense, non seulement par une minorité de fanatiques, mais aussi par un grand nombre de croyants pacifiques et de bonne volonté. Si nous n'arrivons pas à comprendre que la caricature d’un prophète puisse injurier et humilier des millions d’hommes, c'est parce que nous sommes victimes de ce qu'il appelle l’aveuglement des Lumières (7). La pensée des Lumières, notamment en ce qui concerne la laïcité, ou en tout cas son interprétation par la France, fait l'objet de critiques virulentes, non seulement dans le monde islamique mais aussi dans certaines démocraties occidentales, en particulier dans le monde anglo-saxon, comme le développe Christian Rioux pour Le Devoir.com dans un article intitulé « Pourquoi les médias anglo-saxons ne comprendront jamais la France » (8). Il s'y étonne que le Président Français semble découvrir que lesidéaux des Lumières sont malmenés en cette époque où chacun est invité à s’enfermer dans sa “communauté” . Ce qui paraît être une valeur universellement partagée, analysée du point de vue français, ne l'est pas en réalité. Christian Rioux affirme que « Rappeler que nos nations sont fondées sur l’égalité des citoyens en droit quelle que soit leur origine ethnique, raciale ou religieuse, comme le fait le président [français], est aujourd’hui ouvertement dénoncé comme une forme de racisme par la nouvelle pensée racialiste » . Il nous rappelle que Barack Obama, pourtant récipiendaire du prix Nobel de la Paix, faut-il le rappeler, s'est régulièrement désolidarisé de la vision française des droits de l'Homme et de sa conception spécifique du vivre ensemble.
3. La manipulation de la pensée des Lumières et le mirage de son universalité
Jean-Marie Goulemot, étudie l'hypothèse selon laquelle les références aux lumières sont non seulement abusives, mais aussi adaptées, reconstruites voir inventées en fonction des débats au gré des questionnements nouveaux et des intérêts immédiats (9). Comme le rappelle David Schreiber, le slogan de la liberté d'expression est attribué à tort à Voltaire. « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire » (10). Cela pourrait passer pour un détail, mais cette citation tirée d'un ouvrage de 1906 a été tellement souvent reprise y compris par des personnalités comme Ségolène Royal en janvier 2020 (11) qu'elle finit par devenir l'un des symboles de la pensée des Lumières. Il s'agit là d'un péché véniel au premier abord, mais qui invite à la prudence quant à la réalité des idées véhiculées. L'occidental, quel que soit son niveau d'éducation, a été tellement formaté à la supériorité de la pensée européenne qu'il considère les valeurs des Lumières, non seulement comme supérieures mais également comme universelles tout comme il est habituel d'entendre les élites françaises se gargariser de « La France patrie des droits de l'Homme ». D'autres nations comme l'Angleterre avec son Bill of Rights de 1689 et les Etats-Unis avec la Déclaration d'indépendance et les Déclarations des droits des constitutions américaines rédigés à partir de 1776 peuvent revendiquer le même titre (12) avec, qui plus est, le privilège de l'antériorité, .
4. (Re-)positionnement des pro et anti-Lumières face aux nouveaux enjeux sociétaux
A ce sujet, nous revenons sur l'article de David Schreiber publié sur le site de l'EHESS qui nous dit que le présence de la référence aux Lumières est plus que jamais incontournable sur la place publique dans les débats récents, non seulement en France mais également à l'étranger. Il précise cependant les cartes sont brouillées et que nous assistons à un repositionnement du débat et des prises de positions des Lumières et de ce qu'on peut appeler les "anti-Lumières" sur des nouveaux questionnements. A l'appui de cette considération, il cite pêle-mêle la question de l’esclavage et de sa mémoire, celle des conséquences écologiques du progrès des sciences et des techniques, le problème de la capacité à construire aujourd'hui des sociétés ouvertes à la diversité, et plus spécifiquement à la diversité religieuse, dans l’espace européen (13).
5. Le concept d'Islam des Lumières, les Lumières comme outil de dilution de la radicalité
L'assassinat de Samuel Paty est l'occasion pour Emmanuel Macron de réaffirmer son souhait de voir émerger un Islam des Lumières. (14) L'initiative paraît louable, au premier abord, puisqu'elle indique le souhait de voir l'Islam dans toutes ses sensibilités devenir compatible avec les valeurs de la République. Elle pose cependant trois questions. Si il est de la responsabilité du président de la République d'assurer la sécurité de ses concitoyens et d'exiger le respect de la loi par tous, il paraît étrange qu'un président d'un Etat vivant sous le principe de la séparation de l'Eglise (notion étendue à l'ensemble des religions) et de l'Etat se mêle de la manière dont une religion doit évoluer, il y a donc là une intrusion du politique dans le religieux. Dans cette optique, il demande à ce que soit plaquées des valeurs d'une culture sur une religion originaire d'une autre culture au lieu de se contenter d'exiger le respect des lois de la République par les musulmans. Enfin, cette idée implique, de facto, la naissance d'une nouvelle religion, un Islam de France, ce qui constitue donc une forme de séparatisme de cet Islam de France de ses racines moyen-orientales en vue de lutter contre le séparatisme tout court. Cette initiative d'Emmanuel Macron le fait taxer d'islamophobie par une grande partie du Monde Musulman. Al Jezira parle de croisade et le président turc, Recep Tayyip Erdogan, dont on connait les relations conflictuelles avec Macron, y voit une opportunité de renforcer son statut de commandeur des croyants auto-proclamé en dénonçant l’œuvre d’un «dictateur» et d’un «ignorant» (15). Si de nombreuses mesures annoncées par le Président de la République relèvent sans aucun doute de la responsabilité de l'Etat, une décision, au moins, à savoir former et promouvoir en France une génération d’imams et d’intellectuels qui défendent un islam pleinement compatible avec les valeurs de la République, paraît être plus discutable (16). Que les discours des imams doivent être compatibles avec les valeurs de la République peut sembler constituer une évidence. Que ce soit le rôle de l'Etat de se mêler de leur formation n'en est pas une. Cette construction d'un Islam des Lumières est donc loin d'être simple et elle va devoir emprunter un chemin difficile comme l'indique The Conversation (17). L'expression vise à désigner un Islam progressiste et libéral, un « Islam de France» autonome des influences étrangères. Même si certains cherchent dans l'Histoire de l'Islam des périodes qui peuvent être considérées comme annonciatrices de la pensée des Lumières, l'Islam des Lumières n'a pas de passé. C'est un concept né en France il y a quinze ans tout au plus. The Conversation fait référence au réformisme musulman du XIXe siècle que certains considèrent comme étant un modèle possible de l’Islam des Lumières. Ces réformistes, précise le quotidien, restent fidèles à la tradition et n'ont remis en cause « ni les dogmes, ni les pratiques ou les idées majeures de l’Islam classique » et « ont en fait considéré l’Islam en tant que régulateur institutionnalisé des sociétés arabo-musulmanes et refusé la séparation entre la religion et la politique ». Il est fait état dans le même article des concepts de tanwir ou anwar en arabe ou encore rushangiri en persan, qui signifient “lumières” mais qui consistent en une réaction à la montée de l'islamisme apparu il y a une cinquantaine d'années. Abdessamad Belhaj, chercheur au Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain, université catholique de Louvain, auteur de l'article, indique de manière ironique que « les réformistes faisaient de l’Islam sans lumières (ou peu) et les modernistes des lumières sans Islam (ou peu) ». Pour Belhaj, la seule tentative de théoriser un Islam des Lumières est l'oeuvre de Malek Chebel dans son « Manifeste pour un Islam des Lumières. 27 propositions pour réformer l’Islam. » (18) L'une des difficultés de la construction d'un Islam des Lumières est la nécessité pour les croyants que soient trouvées des justifications de la pensée des Lumières dans les dogmes de l'Islam, à savoir des idées telles que la primauté de la raison, la liberté d’expression, l'égalité hommes-femmes, le sécularisme et la démocratie. Belhaj s'élève contre l'opposition manichéenne de type Islam des Lumières contre Islam sombre, juristes-théologiens contre les philosophes ou bons contre mauvais. L'émergence d'un Islam des Lumières est complètement dépendant des conditionnements sociaux qui génèrent frustrations, aspirations de classe et ressentiments de nombreuses populations. Selon le philosophe Mezri Haddad, l’obscurantisme a triomphé car les Lumières se sont éteintes et l’Islam obscurantiste a complètement étouffé un hypothétique Islam des lumières dans le monde musulman. Constatant que l'islamisme sacralise le Coran et interdit toute critique du prophète, il conclut que cet islamisme a prospéré à la faveur du manque de courage des partisans d’une réforme en profondeur de l’Islam. (19) Rym Momtaz se penche dans « Macron vows to fight radical Islam with crackdown on foreign influence » dans Politico(20), sur la terminologie employée. Il estime, et cette hypothèse est confirmée d'après le journal par l'entourage d'Emmanuel Macron, que l'expression est malheureuse et qu'on n'est pas censé comprendre que l’Islam est encore au Moyen Âge, mais qu’il faut former des imams connaissant leur religion et souscrivant aux valeurs des Lumières. Il explique que les valeurs des Lumières sont à la base de la structuration de la société française et leur connaissance ainsi que leur acceptation est nécessaire pour réconcilier leur côté musulman et leur côté français (21). Klaus Geiger dans Die Welt – Welt am Sonntag souscrit totalement de son côté à l'Islam des Lumières et revendique la même solution pour l'Allemagne dans un article au titre sans équivoque : « Nur der aufgeklärte Islam gehört zu Deutschland ». L'appel à un Islam des Lumières, même s'il est rejeté par la majorité des pays musulmans, est appelé de leurs voeux par des intellectuels de ces pays. Abdallah Hassan, dans un article « Les dictatures du monde musulman ont entraîné l’Islam dans leur faillite » publié sur le site libanais Daraj – Beyrouth, prône la démocratie sur fond de séparation de la religion et du politique (22) : « En réalité, l’Occident savait depuis des siècles que la religion portait en germe les guerres de religion. Dès les Lumières, il avait commencé à l’écarter des affaires politiques, pour finalement la circonscrire à la sphère privée et pour ériger un idéal politique fondé sur la démocratie, l’égalité de tous devant la loi. Et aussi la liberté, y compris la liberté de critiquer, de moquer, de caricaturer. » partant notamment du constat de « [...] la puissance que l’Église tirait de la religion en Europe avant les siècles des Lumières ». L'une des difficultés historiques de cette évolution souhaitée est que, l'Islam a été fondée par un Mahomet qui « avait d’emblée des objectifs politiques, à savoir l’unification sous son égide des tribus de la péninsule arabique » nous explique Abdallah Hassan.
6. La mise en accusation des Lumières vues comme cause de l'Islamophobie et de l'antisémitisme
Nous avons déjà relevé des éléments de critique plus au moins raisonnée de la pensée des Lumières. La réflexion sur l'Islam des Lumières nous amène à un autre niveau : la mise en accusation de la philosophie des Lumières sur la base d'affirmations contestables. Cette attitude est illustrée par le youtuber Mahdi qui alimente cette tendance sur sa chaine Ummat Vox et notamment dans sa vidéo « Les Lumières et l'Islam [Extraits] » . « La genèse de cette islamophobie c'est le XVIIIe siècle, c'est les Lumières » affirme-t-il. (23) Il justifie son affirmation à travers une confusion sémantique en partant de l'anticléricalisme que le Larousse définit comme un « ensemble d'idées, d'attitudes ou de tendances par lesquelles se marque l'hostilité au clergé ou tout au moins à son intervention dans le domaine temporel » pour démontrer son lien avec l'islamophobie. Le même dictionnaire définit l'islamophobie comme l'« hostilité envers l'islam, les musulmans », ce qui est très différent. Mahdi propose pêle-mêle l'idée que certains philosophes des Lumières étaient des précurseurs de Majid Oukacha et Eric Zemmour (sic) et l'idée que les écrits du Marquis de Sade, « c'est quelque chose qui devrait nous faire comprendre pourquoi la France aujourd'hui est un pays qui est peuplé en grande partie de dégénérés ». Il en arrive à la conclusion que « Les Lumières, c'est l'obscurantisme » même si, par honnêteté (re-sic) il admet tout de même que dans le travail des Lumières il y a eu aussi du bon comme la dénonciation de l'esclavage, mais ce « bon » se limite à « un pourcent de potable pour quatre-vingt-dix neuf pourcent de merde intellectuelle qu'ils nous ont léguée ». Il conclut en affirmant que les Lumières sont les pères du chaos en France et qu'ils incarnent l'effondrement intellectuel de la France d'aujourd'hui. Au-delà de la manipulation intellectuelle au service d'un prosélytisme évident, il nous a paru intéressant de verser cette pièce au dossier parce qu'elle est l'illustration d'un discours dangereux s'appuyant sur une vision orientée de la pensée des Lumières.
Eric Zemmour, de son côté, qualifie le concept d'Islam des Lumières d'oxymore (24) alors même qu'il affirme ne pas aduler les Lumières et être au contraire très critique vis-à-vis d'eux. Le polémiste définit les Lumières comme « l'émancipation de l'individu de la loi religieuse par la raison » . Il « pense qu'on a trop sécularisé et trop déchristianisé la France » du fait de l'influence des Lumières.
7. La défiance pour les sciences au pays des Lumières.
Les références aux Lumières ont également fait leur apparition ces derniers mois dans la critique des connaissances scientifiques et d'un retour à l'obscurantisme (complotisme). Luc Laliberté dans le journal de Québec considère le complotisme comme une attaque en règle de la philosophie des Lumières : « Depuis le 18e siècle, le monde occidental a progressé en s’inspirant des idéaux des Lumières. Cette philosophie de la raison visait à nous sortir de l’intolérance et de nos préjugés. [...] faire progresser l’humain vers le bonheur, la liberté et le savoir. [...] Ce qui reste des valeurs des Lumières est aujourd’hui sérieusement mis à mal par la "réalité alternative" que proposent de très nombreux théoriciens du complot. Aidés dans leur travail de sape par les multiples possibilités du web et des réseaux sociaux, les adeptes de ces théories se multiplient et ils ébranlent les fondements de nos sociétés. Quelques analystes vont jusqu’à prétendre que la victoire est à leur portée. » (25) Parmi ces analystes, Jeffrey Goldberg consacre un article au titre évocateur dans The Atlantic : « The Conspiracy Theorists Are Winning. America is losing its grip on Enlightenment values and reality itself. » (26) Goldberg aborde la question de Donald Trump, élu président des Etats-Unis alors qu'il est lui-même adepte des théories du complot et qu'il en tire les ficelles pour consolider la partie de son électorat qui partage ces idées. On a vu notamment le profit que Trump a tiré du phénomène QAnon né des publications d'un inconnu sous le pseudonyme Q, devenant en quelques sorte un acteur de ce jeu et enfilant le costume du super-héros investi de la mission de nettoyer la planète de l'Etat profond. Goldberg conclut son article en posant comme postulat que les élections présidentielles américaines de 2020 seront finalement un référendum non seulement sur les valeurs des Lumières mais sur la réalité elle-même : « a referendum on Enlightenment values and on reality itself. ». Dans la présentation du documentaire « Sommes-nous en train d’éteindre les Lumières ? » diffusé sur France Culture (27), Etienne Klein s'interroge sur l'état de notre rapport à l'héritage des Lumières et à quelle distance nous sommes de leur esprit. Il s'appuie sur une définition des Lumières proclamée par des «bons auteurs » comme étant un état d'esprit dans lequel la primauté est accordée à l’autonomie de l’entendement, à l’esprit scientifique et à la critique des idées innées. Cet état d'esprit réoriente la finalité de l'humain vers une forme de réalisation terrestre et non plus vers une quête du salut transcendantal. Il pose aussi le principe de l'universalité de l'esprit des Lumières en matières aussi bien des droits de l’homme que de «vérités des sciences » pour finir par nous interpeller sur le fait que cet esprit, soumis dès sa naissance à toutes sortes de critiques, semble faire face aujourd’hui à une ambiance de fin de règne et nous interroger sur l'état de l'humanité relativement à cet esprit : « Qu’en est-il exactement ? Où en sommes-nous avec l’universel ? Comment va l’humanisme ? Comment va l’homme ? Aimons-nous toujours la vérité ? Bref, à quelle distance sommes-nous de l’esprit des lumières ? ». John Lichfield, journaliste britannique installé en France, constate sur Unherd.com, que la France est peuplée d'anti-vaccins, que la moitié des adultes y sont réticents à se faire vacciner et que la France, berceau des Lumières est un creuset de théories du complot : « Here is a pretty conundrum. France, cradle of the enlightenment and birthplace of Cartesian logic, is also a snake-pit of conspiracy theories ». (28)
La théorie du complot repose sur un raisonnement abductif simpliste très éloigné de la méthode déductive qui paraît par nature plus en phase avec la pensée rationaliste des Lumières. Michel Rocard mettait en garde sur la tentation de voir des complots partout en invitant à « toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare ». La théorie du complot et le conspirationnisme prospèrent moins sur le terreau de véritables complots que sur celui de l'incompétence et de la dissimulation d'Etat. L'historien chinois Sun Jiang consacre une tribune restituée par Courrier International au sujet : « Coronavirus : il faut en finir avec la culture du mensonge ». (29) Il y défend l'idée de se référer aux Lumières pour transformer le rapport entre raison humaine et soumission à l'autorité. « La tragique épidémie due au nouveau coronavirus nous impose de revoir les leçons données par le siècle des Lumières, à savoir qu’il faut obéir à la raison humaine et non à l’autorité, quelle qu’elle soit. Un pouvoir sans contrôle, c’est une bête féroce. Une vraie autorité publique doit être incarnée par des fonctionnaires au service des citoyens. »
8. Les Lumières et l'effet de la pandémie sur l'individualisme
Eva Hagberg, dans un article intitulé « The Pandemic Has Remade Friendship »,(30) affirme que la pandémie de 2020 a remis en question l'individualisme prôné par les Lumières. Elle s'appuie sur les travaux de l'historien Britannique John Archer qui défend l'idée que l'apparition de la maison individuelle au début du XVIIIe siècle et la prééminence donnée à l'individu qui remplace la vie collective et l’intimité partagée découle de l’esprit des Lumières et synthétise l’importance accordée par John Locke à la personnalité, l’individualité et la propriété privée. « Freedom to determine their own selfhood », la liberté de déterminer leur individualité personnelle, est devenue la norme selon Archer dans Architecture and Suburbia [“Architecture et banlieues”]. La politique de confinement induite par la pandémie a donc ceci de paradoxal qu'elle force l'être humain à s'isoler pour mieux protéger l'autre. Elle est donc à la fois en résonance avec les Lumières du point de vue de la forme mais pas du fond puisqu'elle redéfinit l'individu dans la prééminence de sa dimension sociale.
Le port du masque interroge également le rapport à l'individualité. Dans La mascarilla choca con la cultura occidental, un article publié dans El Païs (31), Berna Gonzalez Harbour affirme que « le masque [...] remet à l’honneur la dimension sociale face à l’individualisme ». Elle cite l’anthropologue Carles Feixa, qui explique que depuis la Grèce et surtout au siècle des Lumières, la culture occidentale s’est focalisée sur l’individu. Carles Faixa affirme que le visage est le fondement idéologique de l’identité individuelle et qu'il signifie le poids important de la personne. Ceci contribue à distinguer notre société occidentale d'autres cultures qui sont davantage axées sur l’aspect collectif et où le visage n’est pas aussi important. Aujourd’hui le masque a un effet d'uniformisation qui va à l'encontre de cette conception du rapport de l'individu au groupe. Le port obligatoire et généralisé nous renvoie à des modèles de dissimulation du visage, tel que les foulards de blacks blocs ou le voile islamique. Cette uniformisation dans ces deux cas constitue pour beaucoup, un élément de défiance voir de peur. Le masque confronte l'ensemble de la population à cette uniformisation. Le masque sanitaire est à la fois objet d'angoisse parce qu'il renvoie en permanence à la présence de la pandémie et rassurant parce qu'il limite la propagation du virus. Will Hutton dans un article publié dans The Guardian : « Coronavirus won’t end globalisation, but change it hugely for the better » (32) déplore le triomphe du nationalisme et des valeurs anti- Lumières dans le Monde et explique que Boris Johnson, leader du Brexit qu'il qualifie de projet suprêmement anti-Lumières et nationaliste (the supremely anti-Enlightenment and nationalist Brexit project) était forcément dans l'impossibilité totale d'appeler à une réponse coordonnée et à une reconstruction Européenne voire internationale de la santé.
9. Transhumanisme et Lumières
Mario Ionut Marosand nous invite à une réflexion sur les rapports entre la démarche transhumaniste
et la philosophie des Lumières. Il émet l'hypothèse que « le projet transhumaniste, en un certain sens, s’efforce de prolonger cette marche des Lumières. Cependant, il semble y avoir une différence [...] : alors que les hommes des Lumières se contentaient d’écarter la mort du champ immédiat des préoccupations, sans toutefois l’oublier [...] , les tenants du transhumanisme semblent déborder de confiance en espérant son éradication totale, et ce peu importe le coût d’une telle idée. » (33). Le transhumanisme serait donc un prolongement ou une actualisation de la philosophie des Lumières au prisme du progrès technique à l'aube du troisième millénaire.
10. Les Lumières et la pensée politique en France
Les évolutions des pensées politiques font également l'objet d'évaluations avec les Lumières dans le deuxième plateau de la balance. Alors qu'Emmanuel Macron revendique, l'inspiration des Lumières dans sa vision de la société, une partie de la gauche lui reproche paradoxalement d'en liquider l'héritage. Dans le même temps, les socialistes sont accusés de leur côté de renoncer à l'héritage des Lumières. Un article paru sur le site initiative-communiste.fr prend acte de la « Fin des “Années Molles” et Adieu aux Lumières » incarnée par une «Pandémie sous gestion policière en régime de post-libertés ! ». L'examen de la gestion de la crise sanitaire de 2020 démontre d'après l'auteur de l'article que la liberté, au regard de la gestion de la pandémie, est plutôt à rechercher du côté de la Chine socialiste que du côté de la France capitaliste dont les élites sont en train de liquider l'héritage de l’humanisme issu des Lumières à travers la transmutation du libéralisme-libertaire en puritanisme sécuritaire (34). Eugénie Bastié dans un article du Figaro s'interroge sur la prise de distance de la gauche identitaire (par opposition à la gauche universaliste) avec la philosophie des Lumières. Elle pose que la répartition des valeurs entre la gauche et la droite a été claire pendant longtemps avec une gauche défendant « le progrès, l’universel et la raison » et une droite défendant « les attachements particuliers, la conservation et le sentiment religieux ». Eugénie Bastié regrette que les choses aient bien changé et que le corpus idéologique constitué par l'héritage des Lumières n'est plus un socle inamovible (35). Une partie de la gauche est régulièrement accusée d'Islamo-gauchisme à cause de son coupable renoncement à l'idéal athéiste des Lumières au profit d'une excessive ouverture à l'idée que les musulmans n'ont pas à se plier entièrement aux lois de la République alors qu'elle exige des cultes judéo-chrétiens de disparaitre de l'espace public. Stéphanie Roza, spécialiste des Lumières, chargée de recherches au CNRS affirme que la gauche est née des Lumières sur la base de ses idéaux d'émancipation et de droits humains fondamentalement universels et d'anticléricalisme (36). Elle publie en 2020 un ouvrage « La gauche contre les Lumières » (37) et décrit une gauche qui se démarque des Lumières et notamment de trois piliers : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme considérant que leur philosophie peut être source de domination et potentielle « matrice de la barbarie » (38).
Conclusion
Que ce soit comme un modèle de comportement social à suivre ou au contraire comme une idéologie à éviter, pour en vanter la modernité ou la nécessaire actualisation, la pensée des Lumières ne laisse pas indifférente et reste un axe de réflexion incontournable en 2020. Les références sont parfois simplistes et lapidaires. On réduit la pensée des Lumières à la liberté d'expression ou à la laïcité, on confond allègrement anti-cléricalisme et athéisme ou on interprète leur pensée en fonction du sujet des débats du moment. L'universalité de cette pensée est contestable et largement contestée. La pensée des Lumières est sujette à interprétation raisonnée, en fonction notamment de la culture de l'individu qui l'invoque. Si le principe de laïcité, par exemple, est associé à cette pensée, la conception de la laïcité n'est pas la même entre le monde anglo-saxon et la France. Le monde anglo-saxon accepte, assez largement, l'affichage publique des signes religieux et la pratique religieuse, alors que la France entend que les signes extérieurs soient le plus discrets possibles et que la pratique religieuse se fasse en milieu clos. L'appropriation de la pensée des Lumières est un enjeu politique majeur puisque son invocation sous-tend l'idée que la personne ou le groupe auquel on l'oppose développe une pensée en désaccord avec les valeurs fondamentales qui ont structuré les démocraties contemporaines. Le débat sur la pertinence de l'universalisme des Lumières est loin d'être épuisé puisque on en arrive à des prises de positions extrémistes de l'anti- universalisme que l'on pourrait qualifier de positiviste et qui se traduit notamment par la demande par certains groupuscules de la suppression de cours de yoga sur un campus au Canada pour ne pas « s’approprier la culture indienne » ou d'empêchement de spectacles sur les violences de la ségrégation ou du colonialisme au motif que les artistes sont blancs... (39) Comme nous le confirment les auteurs du catalogue « Lumières ! Un héritage pour demain », le programme des Lumières est appelé à se redéfinir aujourd'hui dans la mesure où aucun des ses instruments ne constitue un une garantie et tous sont susceptibles d'être dévoyés. (40)
Christian De Moor © Octobre 2021
Illustration : Le salon littéraire de Madame Geoffrin, lecture de L’orphelin de la Chine de Voltaire. Parmi les invités, Montesquieu, Diderot, D'Alembert, Turgot et Marmontel, Anicet Charles Gabriel Lemonnier 1812, Musée des Châteaux de Malmaison et de Bois Préau. Crédits : Corbis Historical / Josse/Leemage - Getty
(1) https://www.nouvelobs.com/societe/20201017.OBS34869/prof-decapite-a-conflans-le-terroriste-avait-deja-ete- signale-sur-twitter.html
(2) https://www.liberation.fr/france/2020/10/19/macron-reaffirme-son-voeu-d-un-islam-des-lumieres_1802888
(3) https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/22/samuel-paty-est-devenu-le-visage-de-la-republique-le-discours-
d-emmanuel-macron_6056948_823448.html
(4) https://france3-regions.francetvinfo.fr/paris-ile-de-france/paris/hommage-national-samuel-paty-devant-sorbonne-
anonymes-celebrent-france-lumieres-1886952.html)
(5) http://usagespublicsdupasse.ehess.fr/article-quels-usages-publics-des-lumieres/
(7) https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/09/caricatures-de-mahomet-nous-sommes-victimes-de-ce-qu-il-faut- bien-appeler-l-aveuglement-des-lumieres_6059037_3232.html
(8) https://www.courrierinternational.com/article/analyse-pourquoi-les-medias-anglo-saxons-ne-comprendront-jamais- la-france
(9) Goulemot, Jean-Marie, Adieu les philosophes : que reste-t-il des Lumières ?, Paris, Le Seuil, 2001.
(10)http://usagespublicsdupasse.ehess.fr/article-quels-usages-publics-des-lumieres/
(11) https://www.20minutes.fr/politique/2696807-20200117-segolene-royal-utilise-citation-faussement-attribuee-
voltaire
(12) https://www.lhistoire.fr/la-france-est-elle-vraiment-la-patrie-des-droits-de-lhomme
(13) http://usagespublicsdupasse.ehess.fr/article-quels-usages-publics-des-lumieres/
(15) https://www.liberation.fr/france/2020/10/19/macron-reaffirme-son-voeu-d-un-islam-des-lumieres_1802888
(16) Ibid.
(17) https://www.courrierinternational.com/article/analyse-le-difficile-chemin-vers-lislam-des-lumieres
(18) Chebel, Malek, Manifeste pour un Islam des lumières – 27 propositions pour réformer l'Islam, Hachette Littératures, 2004
(19) https://www.lefigaro.fr/vox/societe/islam-l-obscurantisme-a-triomphe-car-les-lumieres-se-sont-eteintes-20201027 (20) https://www.politico.eu/article/macron-france-islam-separatism/
(21) https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-letranger-separatismes-un-discours-la-macron-en-aurait-grand-
besoin-aussi
(22) https://www.courrierinternational.com/article/analyse-les-dictatures-du-monde-musulman-ont-entraine-lislam-
dans-leur-faillite
(23) https://www.youtube.com/watch?v=WT028tmL9VQ (24) https://www.youtube.com/watch?v=COzHxodoIlU
(25) https://www.journaldequebec.com/2020/05/14/lesprit-des-tenebres-les-theoriciens-du-complot-prennent-le- controle
(26) https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2020/05/shadowland-introduction/610840/
(27) https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/sommes-nous-en-train-deteindre-les-lumieres
(28) https://unherd.com/2020/11/why-is-france-full-of-anti-vaxxers/
(29) https://www.courrierinternational.com/article/tribune-coronavirus-il-faut-en-finir-avec-la-culture-du-mensonge (30)https://www.theatlantic.com/family/archive/2020/09/pandemic-improved-friendship/616398/
(31) https://elpais.com/sociedad/2020-05-20/la-mascarilla-choca-con-la-cultura-occidental.html
(32) https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/mar/08/the-coronavirus-outbreak-shows-us-that-no-one-can-
take-on-this-enemy-alone
(33) https://up-magazine.info/decryptages/analyses/38636-pandemie-mort-de-la-mort-et-philosophie-des-lumieres/? login=true
(34) https://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/fin-des-annees-molles-et-adieu-aux-lumieres- pandemie-sous-gestion-policiere-en-regime-de-post-libertes/
(36) https://www.youtube.com/watch?v=3og-y4cOD98
(37) Roza, Stéphanie, La Gauche contre les Lumières, Fayard, 2020
(38) https://www.philomag.com/livres/la-gauche-contre-les-lumieres
(39) https://www.philomag.com/livres/la-gauche-contre-les-lumieres
(40) Fauchois, Yann, Grillet, Thierry, Todorov, Tzvetan – Lumières ! Un héritage pour demain – Paris,BNF, 2006, p.45
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